15 février 2011

La fascination du beau et l'étrange

"Je possède un joyau, et cherche quelqu'un qui sache le regarder."
Hafez. Divân. 373,4
Mots énigmatiques, prononcés au 14e siècle par un mystique persan, qui ravivent dans mon cerveau une image vivace. Un jeune patient, débile moteur cérébral profond, montre mille signes d'irritation extrême. Attente d'un orage, tensions familiales, colique improductive, allez savoir. Rien ne paraît pouvoir le calmer et le malaise gagne par cercles concentriques proches et médecin. Sa maman lui prend la main, l'assied et programme la vision d'une rencontre olympique de patinage sur glace. Un couple divin emplit la piste d'arabesques envoûtantes, ce qui procure dans l'instant une détente totale de l'enfant-loup dont les traits se relâchent pour la première fois de la journée. La magie dure une heure, le laissant fasciné et apaisé. Ce qui est visible possède sur le regard un pouvoir fascinant, qui court-circuite parfois les zones les plus structurées de notre cerveau pour allumer la veilleuse minuscule qui veille en nous quand on croit que tout dort.

Demeure intact cet autre mystère, l'itinéraire improbable de cette pensée d'un poète de Chiraz, recueillie et transcrite il y a des centaines d'années, traduite ensuite du persan dans ma langue maternelle, éditée par une maison téméraire qui ne craint pas les pertes financières et aboutissant sur ma table de chevet par l'intermédiaire d'un ami cher. J'aime imaginer le paysage désertique qui la vit éclore, sa sécheresse et l'âpre densité du lac salé Maharlu qui la ciselèrent, l'appel vers les cimes des monts Zagros et le franchissement du détroit d'Ormuz pour se perdre dans le temps et dans l'espace. Que de gorges à franchir, de révolutions et d'empires avant de s'inviter impromptu dans ma tête où elle réveille une vision vieille de vingt ans. Le caractère improbable d'une rencontre différée entre la rêverie d'un modeste boulanger persan aimant la vie et la détente d'un handicapé aimant la danse sur glace en fait la magie, et me fait aimer (encore un peu plus) la vie.

Lu dans:
Hâfez de Chiraz. Le Divân. Verdier de Poche. Oeuvre lyrique d'un spirituel en Perse au 14e siècle. 2006. 1280 pages. Extrait p.940

Aucun commentaire: