31 janvier 2010

Chaque douleur est unique

"Il s'aperçut que, si quelqu'un souffre, sa douleur lui appartient en propre, nul ne peut l'en décharger si légèrement que ce soit; il s'aperçut que si quelqu'un souffre, autrui n'en souffre pas pour autant, même si son amour est grand, et c'est cela qui fait la solitude de la vie."
Dino Buzzati. Le Désert des Tartares.
Interrogée par des étudiants en médecine sur le message qu'elle laisserait à d'autres patients atteinte de la même affection qu'elle (une maladie neurodégénérative), cette patiente eut cette phrase similaire: chaque douleur est unique. On ne saurait mieux dire. 

Lu dans :
Le Désert des Tartares. Dino Buzzati. LGF. Livre de Poche. 1995. 242 pages.

C'est où chez moi

«Les gens pensent toujours que ce qui est vrai est vrai cent pour cent.»
Jerome David Salinger


Secret, insaisissable, l'écrivain Jérome D Salinger est mort la semaine passée à l'âge de 91 ans. Singulière figure que celle de ce disparu volontaire qui, après avoir publié en 1951 'L' Attrape-coeurs', roman considéré comme son chef-d' oeuvre, s'est cloîtré dans la propriété qui lui servira de retraite jusqu'à la fin de ses jours, une petite maison dans le village de Cornish (Vermont). Il s'y installe le jour de ses 34 ans, le 1er janvier 1953. On ne le reverra quasiment plus, allant jusqu'à interdire à son agent et à sa famille de lui faire suivre son courrier que de toute façon il ne lirait pas. Certains racontent que Salinger n'a jamais cessé d'écrire, empilant des décennies de manuscrits dans un coffre-fort, de livres sans lecteurs. Comment ne pas évoquer Rimbaud, autre retraité volontaire après avoir écrit "Une saison en enfer". Ou plus récemment Grigory Perelman, 40 ans, le chercheur russe nominé pour la médaille Fields de mathématique que les jurés ont débusqué, barbu et hirsute, dans ses forêts russes, cueillant des fruits pour sa maman alors qu'il ne donnait plus signe de vie depuis un bon moment. Il n'a pas réclamé le million de dollars échu... 

Quelle clé de lecture? Le philosophe Jean Michel Longneaux s'interrogeait cet après-midi sur "c'est quoi chez soi, c'est où chez soi?" et sur la nature réelle de ce qu'est un domicile. Paraphrasant Levinas, une maison devient cet endroit intemporel où l'homme peut s'abriter du monde pour (re)devenir lui-même, quittant le statut d'objet parmi les objets pour celui de sujet face au monde. D'où l'horreur que peuvent ressentir d'aucuns à l'idée d'une invasion possible par les voleurs, les cafards, les souris ou ... les honneurs. La langue française ne pousse-t-elle pas l'assimilation de cet endroit où l'homme vit et devient lui-même au point que lorsqu'il nomme son domicile il parlera sobrement de son "chez moi". 

Lu dans :
L'attrape-coeurs, trad. Annie Saumont, p.17, Livre de Poche n°2108
C'est quoi chez soi, c'est où chez soi. Jean michel LOngneaux. Vieillir chez soi. SSMG/Chaire de médecine générale. Grande journée Gériatrie. 30.1.2010 

23 janvier 2010

En faire toute une histoire

"Alas ! It is delusion all :
The future cheats us from afar,
Nor can we be what we recall,
Nor dare we think on what we are."
"Hélas, tout est illusion,
L'avenir se moque de nous à distance,
Nous ne pouvons ni ressembler à nos souvenirs,
Ni oser nous accepter comme nous sommes."

Lord Byron, Stanzas for Music.

Des théories de la mémoire suggèrent que tout souvenir est une reconstruction, et non un "fichier" que nous puiserions intact dans notre cerveau: celui-ci ne s'apparente guère à un disque dur.  Le même souvenir d'une image, d'une mélodie, d'une saveur ancienne pourrait ainsi être évoqué d'année en année à la fois intact et entièrement différent car remodelé par nos expériences intercurrentes et la signification que nous lui donnons au moment où nous y repensons. L'évocation d'un moment passé n'équivaudrait pas à l'extraction d'une fiche bien rangée mais s'apparenterait davantage à l'aiguille à tricoter que l'on enfile au-travers d'un grand nombre de cartes perforées, des plus anciennes aux plus récentes. On ne peut se raconter sans donner un sens au récit de notre existence et chacun de nos souvenirs nous raconte tout entier. On ne peut que s'extasier devant la prescience d'écrivains, de dramaturges et de poètes (Lord Byron ici, mais Proust écrivit de superbes pages sur le sujet) à exprimer en beauté ce que de savantes études démontrent parfois bien plus tard. 


Lu dans
Jacques Attali. Une brève histoire de l'avenir. Fayard.  2009. 422 pages.  p.7 

22 janvier 2010

We are the world, we are the children


"We Are The World
We are the children
We are the ones who make a brighter day
So let's start giving
There's a choice we're making
We're saving our own lives
It's true we'll make a better day
Just you and me "
On peut aimer Chopin, Ravel et Boulez et vibrer quand Quincy Jones et Lionel Richie réinterprètent « We are the world » 25 ans après son premier enregistrement.  Un quart de siècle est passé , nos bébés sont devenus parents eux-mêmes et leurs enfants "are the world, are the children who make a brighter day." Le réaliser fait se bousculer les images dans nos oreilles en découvrant ce clip, et en fait la magie.

Le bruit merveilleux des mots quand ils se brisent

"Nous nous servons des mots avec l'habileté mais aussi l'imprudence des ouvriers qui manipulent chaque jour des explosifs."
Gilbert Cesbron.


Les mots tuent, l'absence de mots aussi. Une patiente qui m'était chère fut un jour cruellement blessée par une phrase à double signification: elle ne retint que celle qui correspondait à sa souffrance interne, sans même que j'en prisse conscience au moment même. Je ne la revis pas, et tous mes efforts d'explication butèrent sur ce qu'elle avait pris pour du mépris alors que je souhaitais simplement la réconforter. Dix ans plus tard je maudis encore mon incompréhension et regrette de ne pas avoir mesuré à temps le contresens. Mais les mots apaisent également, et ce sont parfois les plus anodins. "Votre biopsie est normale", quatre mots génériques mis bout à bout qui peuvent inonder d'une joie pareille à la plus merveilleuse déclaration d'amour, "votre test de grossesse est positif", "je ne vous reverrai pas , vous êtes guérie",  ou le banal "tout est normal" constituent autant de mots lumineux que je savoure à longueur de journée et donnent à la profession d'être humain une saveur d'éternité. 

 Gilbert Cesbron. Journal sans date. Paris. Robert Laffont. 1963

19 janvier 2010

Des racines et des ailes

"Si la branche veut fleurir, qu’elle honore ses racines »
Sagesse africaine
Une parole de sagesse pour la fête des Morts, et un rappel humoristique aux oublieux de la fête des mères. Qui rétorqueront sans doute que si la force des arbres vient de leurs racines, leur survie est due à leur pollen. Il faut à l'enfant des racines et des ailes, né pour être à la fois l'oiseau qui vole et l'arbre qui le protège.


Lu dans
Le Soir du 19 janvier 2010. L’UCL : « Nous sommes sereins et ouverts au dialogue ». Frédéric Soumois, citant Bruno Delvaux (recteur du l'UCL). 

18 janvier 2010

Les larmes peuvent faire un drôle de bruit

«Joanie est en train de faire un bruit amusant.»
O. Sacks

 
Cyrulnik décrit dans son dernier ouvrage avoir éprouvé un sentiment étrange de gaieté à l'entrée de la synagogue où on triait les familles juives en partance pour les camps de la mort: il en ignorait jusqu'à l'existence, il y avait du monde et beaucoup de lumière, et il avait surtout l'impression de vivre des moments exceptionnels. On n'est pas adulte à six ans, et tant mieux sans doute. Comment ne pas évoquer le film de Roberto Benigni "La vita è bella" (Grand Prix du Festival de Cannes 1998), où Guido persuade son petit garçon Giosué que les occupations du camp allemand sont en réalité un jeu, dont le but serait de gagner un char d'assaut. 

Ce sentiment étrange de décalage réapparaît, dans un contexte totalement différent, en découvrant l'extraordinaire récit d'Olivier Sacks "Un anthropologue sur Mars". Une de ses collègues neurologues, le Dr Hermelin, lui avait raconté qu'une petite patiente autiste surdouée s'était un jour approchée d'elle pour lui dire à propos d'une autre élève: «Joanie est en train de faire un bruit amusant»; et Hermelin, allant voir ce qui se passait, avait trouvé Joanie en pleurs. La signification de ces larmes avait donc totalement échappé à cette jeune autiste - elle les avait simplement cataloguées comme un événement physique qui produisait « un bruit amusant ». Dans un registre similaire, l'autiste Jessy Park avait découvert avec fascination que les oignons peuvent faire pleurer, mais avait été totalement incapable de comprendre qu'il est possible de verser des larmes de joie. Cette longue introspection dans les pathologies mentales débouche sur une interrogation fondamentale sur l'être humain, son intelligence et sa personnaité profonde. Fascinante aventure, qui ne laisse pas intact. 

Lu dans:
Olivier Sacks. Un anthropologue sur Mars. Essais. Seuil. 1996. 460 pages. Extrait p.380. 
Boris Cyrulnik. Je me souviens. L'Esprit du Temps. 2009. 90 pages. Extrait p.44.
Roberto Benigni. La Vie est belle - La Vita è bella. Italie, 1998, 1h54.

17 janvier 2010

Sagesse de la résilience

"Tu ne peux voir ton nez car il est trop près de tes yeux.»
Sagesse chinoise
Je découvre le dernier ouvrage de Boris Cyrulnik qui suggère qu'aucune situation n'est à ce point inextricable qu'elle ne résiste à la prise de distance: dans le temps, dans l'espace ou par le biais d'un observateur externe. Son "Je me souviens" prend place dans la lignée des témoignages tardifs sur la vie des camps qui, de Primo Levi à Elie Wiesel en passant par Jorge Semprùn, mirent des années avant de pouvoir écrire l'indicible. Prise de distance, ici aussi sans aucun doute, nécessaire pour surmonter l'incrédulité des proches, le sentiment de culpabilité tenace d'être en vie alors que tant d'autres moururent, l'impression d'avoir quitté un monde réel, fut-il horrible, pour tomber dans une vie irréelle de survivant ayant perdu ses repères.

Lu dans:
Boris Cyrulnik. Je me souviens. L'Esprit du Temps. 2009. 90 pages. Extrait p.44.

Sagesse de la frugalité

"Jeter le superflu pour faire de l'espace en soi."
Dominique Loreau


Lu dans :
Dominique Loreau. L'art de l'essentiel. Flammarion 2008. 189p.

Le choeur du monde

10 janvier 2010

De Sisyphe à la première gorgée de bière

"Il faut imaginer Sisyphe heureux."
A Camus


Une récente enquête sur notre bonheur en classe les principales causes de 1. (passer une bonne nuit) à 50. (faire pèter sous ses doigts les petites bulles en plastic des emballages d'objets fragiles). On y retrouve l'inévitable câlin mais aussi la commande d'une pizza le soir en rentrant du boulot. La même page de journal commémore le décès il y a 50 ans d'Albert Camus, philosophe de l'absurde et du bonheur. Nous vibrions à la lecture de ces lignes ardentes sur le destin personnel du héros quotidien qui se sait le maître de ses jours. "A cet instant subtil où l'homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d'actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l'origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux." 

Les auteurs décrivent leur époque en quelques mots denses mieux qu'aucune encyclopédie. Au "Mythe de Sisyphe" de Camus fait écho "La première gorgée de bière et autres plaisir minuscules" de Philippe Delerm. On ne départagera point: à chaque époque son (ses) bonheur(s).

Lu dans
Albert Camus. Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942.

08 janvier 2010

L'impressionnante relativité du chaos

"Plus un phénomène tend à disparaître d'une société, plus son reliquat est considéré comme intolérable."
 Tocqueville
La météo du weekend annonce du vent , du gel et 5 cm de neige. Le thermomètre pourra descendre à -2°. Le Soir titre à la Une: "L'inévitable chaos."
Déf. Chaos. Désordre épouvantable (Petit Larousse). Inévitable: fatal, inéluctable (ibid).

Mes yeux s'arrêtent sur le tableau hivernal de Pieter Breugel l'Ancien (1566) "Le recensement à Bethléem", qui représente l’arrivée de Marie et Joseph à Bethléem, près de l’auberge qui sert de bureau de dénombrement. Une arrivée qui passe inaperçue et se situe dans un paysage hivernal aux caractéristiques nordiques: la neige  omniprésente est balayée, on se déplace à l’aise sur l’étang gelé car la barrique est prise dans la glace. Des enfants s’amusent : patinage, batailles à boules de neige. Au premier plan , on égorge un porc; c’est un moment fort important de la vie familiale, qui se situe habituellement en hiver. Le couple s’avance au milieu des personnes qui s’adonnent à leurs activités quotidiennes. Le tout dégage une impression de paix impressionnante. Quel bonheur est le nôtre de ne plus en être là. 

Lu dans:
Le Soir. De la machine qui patine à Tocqueville.  Stéphane  Detaille. 8 janvier 2010. p5. 

07 janvier 2010

Limites

"Je sais être très très gentille, mais pas très longtemps."
Sagesse d'enfant

03 janvier 2010

Impression réveillon

Nuit de réveillon, impression fugace. Une église illuminée sur un parvis désert, à Cureghem (Anderlecht). Trois jeunes assis sur les marches et sur des canettes de Gordon vides font exploser des pétards sans joie, comme en attendant Godot, en espérant un improbable passant à faire sursauter. Europe 1 annonce que la fête partout bat son plein. A chacun ses Champs-Elysées. 

Humain par nécessité, français par contingence

"Si je savais une chose utile à ma nation qui fût ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas à mon prince, parce que je suis homme avant d'être français ou bien parce que je suis nécessairement homme et que je ne suis français que par hasard."
Montesquieu 
 
Lu dans:
Maurice T.Maschino. Je ne suis français que par pure contingence. Le Monde, jeudi 31 décembre 2009. p.17