23 juin 2008

La vérité et la légende


Charcot à la Salpétrière.


Il est rare que la vérité rattrape le terrain perdu sur la légende.
Stefan Zweig. Extrait de Amerigo







Ayant été nommé, en 1862, à l'hôpital parisien de la Salpêtrière, où il devait rester de longues années, Jean Martin Charcot y ouvrit, en 1882, ce qui allait devenir la plus grande clinique neurologique d'Europe. Étudiant l'atrophie musculaire, Charcot avait identifié (1865) la sclérose latérale amyotrophique consécutive à la dégénérescence des neurones moteurs, encore appelée maladie de Charcot. Il avait aussi repéré les symptômes de l'ataxie locomotrice, dégénérescence de la colonne dorsale du cordon médullaire et des connexions nerveuses sensorielles. Professeur réputé, il attira des étudiants de toutes les parties du monde. Le plus célèbre d'entre eux fut, en 1885, Freud, dont l'intérêt pour les origines psychologiques de la névrose fut stimulé par l'emploi que faisait Charcot de l'hypnose en vue de découvrir une base organique à l'hystérie. Parmi les livres les plus connus de Charcot, on peut citer Leçons sur les maladies du système nerveux (5 vol., 1872-1883) et Iconographie de la Salpêtrière (1876-1880).
Encyclopedia Universalis? (le même article, identique, dans la Britannica)


Pour moi qui. des années durant, ai consacré mon temps disponible à l'étude de l'hypnose, ces représentations publiques à la Salpêtrière, devant le Tout-Paris, n'étaient qu'une farce absurde, un mélange désespérant de vérité et de tricherie. Certains de ces sujets étaient sans doute de vrais somnambules qui reproduisaient fidèlement à l'état de veille les diverses suggestions qu'on leur avait faites durant leur sommeil - des suggestions post-hypnotiques. Beaucoup d'entre eux étaient de purs imposteurs, qui reproduisaient parfaitement ce qu'on attendait d'eux, ravis de présenter leurs divers tours en public, et trompant aussi bien les docteurs que l'audience avec cette astuce étonnante propre aux hystériques. Ils étaient toujours prêts à "piquer une attaque" de la classique grande hystérie de Charcot, arc-en-ciel et tout, ou à montrer ses fameuses trois étapes de l'hypnose: léthargie, catalepsie, somnambulisme, toutes inventées par le Maître et impossibles à observer ailleurs qu'à la Salpêtrière. L'opinion d'Axel Munthe, neurologue suédoir réputé et ancien élève de Charcot reflète assez bien celle du corps médical français qui, tout en reconnaissant en Charcot l'un de ses plus brillants cliniciens, considère comme une fantaisie douteuse ses expériences faites en public sur les hystériques.
Le livre de San Michele, Axel Munthe.


Or Rosalie présente le phénomène singulier de n'être susceptible de léthargie, catalepsie, somnambulisme qu'après une grande attaque. Je lui donne cette attaque Ici Tripard surgit, presse le poignet de la simulatrice, qui tombe à terre en hurlant et commence une gymnastique désordonnée. Plusieurs se lèvent pour mieux voir. On crie Assis! et Chapeau! Sur un signe du patron, Tripard enraye l'attaque. Le thaumaturge continue: " Mesdames et messieurs, Rosalie est maintenant hypnotisable. Nous la mettons en léthargie." - Il appuie élégamment ses doigts fuselés sur les paupières. - Voilà qui est fait. Les membres flasques: signes caractéristiques. Nous la mettons en catalepsie. - Il relève les paupières. - Les membres raides: signes caractéristiques... Somnambulisme, enfin. .. Il frictionne le sommet du crâne et la nuque du sujet, qui s'agite, bredouille des syllabes incompréhensibles, frappe du pied d'un air mécontent. Quelques élèves prévenus étouffent des rires. »
Léon Daudet, Les Morticoles, Paris, Fasquelle, 1956, Les Cahiers rouges. p. 147-149.)


Ce texte est extrait d'un chapitre censuré du Livre de San Michele, qui n'a jamais paru dans l'édition française mais figure dans l'anglaise. Axel Munthe y critique sévèrement Charcot, et apporte notamment le témoignage suivant:

« Un dimanche, comme je quittais l'hôpital, je tombai sur un couple de vieux paysans assis sur un banc sous des platanes dans la cour intérieure. Ils sentaient la campagne, le verger, les champs et l'étable, les regarder me fit chaud au cœur. Je leur demandai d'où ils venaient et ce qu'ils faisaient là. Le vieil homme dans sa longue blouse bleue porta la main à son béret, la vieille femme, sous sa coquette coiffe blanche, s'inclina dans ma direction avec un sourire amical. Ils dirent qu'ils étaient arrivés le matin même de leur village de Normandie pour rendre visite à leur fille qui était fille de cuisine à la Salpêtrière depuis plus de deux ans. C'était un très bon emploi, elle avait été engagée la première fois par une des sœurs de leur village qui maintenant était aide-cuisinière à la cuisine de l'hôpital. Mais il y avait beaucoup de travail à la ferme, ils avaient maintenant trois vaches et six cochons, et ils étaient venus pour ramener leur fille à la maison, c'était une fille très forte et saine, et ils devenaient trop vieux pour travailler seuls à la ferme. Ils étaient si fatigués par ce voyage de nuit en train qu'ils avaient dû s'asseoir sur cc banc pour se reposer un instant. Serais-je assez gentil pour leur indiquer où se trouvaient les cuisines? Je répondis qu'ils devaient traverser trois cours, longer d'interminables couloirs, je ferais mieux de les conduire moi-mêmc aux cuisines et de les aider à trouver leur fille. Dieu sait combien d'aides-cuisinières se trouvaient dans l'immense cuisine où l'on préparait des repas pour environ trois mille bouches. Nous allâmes au pas de gymnastique jusqu'au pavillon où se trouvait la cuisine, le vieil homme ne cessant de me parler de leur verger, de leur récolte de pommes de terre, des cochons, des vaches, de l'excellent fromage que sa femme fabriquait. Elle sortit de son panier un petit fromage de crème 1 qu'elle venait de faire pour Geneviève, mais elle me dit qu'elle serait très heureuse si je voulais bien l'accepter. Tandis qu'elle me tendait le fromage, j'observai son visage. Quel âge avait Geneviève? Juste vingt ans. Etait-elle belle? vraiment très jolie? « Son père dit qu'elle me ressemble très fort », répondit simplement la vieille femme. Le vieil homme approuva d'un signe de tête . « Etes-vous sûre qu'elle travaille à la cuisine? » demandai-je avec un frisson involontaire, regardant à nouveau avec attention le visage ridé de la vieille mère. Pour toute réponse, le vieil homme se mit à farfouiller dans l'immense poche de sa blouse et en sortit la dernière lettre de Geneviève. J'avais pendant plusieurs années étudié avec passion la calligraphie et je.reconnus au premier coup d'œil l'écriture curieusement tordue et naïve, mais remarquablement nette, progressivement marquée par des centaines d'expériences d'écriture automatique. « Par ici », dis-je en les entraînant tout droit à la salle Sainte-Agnès, la salle des grandes hystériques. Axel Mumhe accompagne donc les deux paysans aux cuisines, où ils ne rouvenl nulle Irace de Geneviève. Il se dirige alors vers la salle des grandes hyslériques. Là, ils découvrenr la jeune femme, maquillée, porltnt des bas de soie, et entourée d'autres camarades.
« Geneviève était assise, les jambes pendantes, chaussées de bas de soie, sur une longue table au milieu de la salle, avec sur les genoux un exemplaire du Rire portant son propre portrait en couverture. A côté d'elle, assise également, se trouvait Lisette, autre vedette de la compagnie. La coiffure aguichante de Geneviève était ornée d'un ruban de soie bleue, un rang de fausses perles pendait à son cou, son visage pâle était fardé de rouge et ses lèvres peintes. Toute son apparence la faisait davantage ressembler à une entreprenante midinette se préparant à une balade sur les Boulevards qu'à une pensionnaire d'hôpital. Geneviève était la prima donna des séances du Mardi (...). Les deux vieux paysans dévisagèrent leur fille d'un air ahuri. Geneviève à son tour les regarda avec un air indifférent, idiot, elle sembla au départ ne pas les reconnaître. Soudain, son visage se mit à se tordre, et avec un cri perçant elle tomba de tout son long sur le sol, prise de violentes convulsions, et fut immédiatement suivie par Lisette, dans le classique arc-en-ciel. »
Comment expliquer à ces paysans que leur fille, qui travaillait aux cuisines, ait abouti dans cette salle des hystériques? Le narrateur en est incapable. Mais il conseille aux deux petits vieux de rentrer chez eux, en Normandie, et leur promet de voir au plus vite le chef de service et, s'il le faut, le directeur de l'hôpital, afin de leur renvoyer leur fille dans les délais les plus brefs. A la suite de quoi, Axel Munthe entreprend d'hypnotiser la jeune fille et de la convaincre, par le sommeil hypnotique, d'abandonner les Mardis de la Salpêtrière et de rentrer chez ses parents. Mais, le jour où elle aurait dû se présenter chez lui pour se rendre à la gare, elle ne vient pas. Le lendemain, un mardi, Munthe se présente à la Salpêtrière, dans l'espoir de voir Geneviève et de comprendre ce qui lui est arrivé. On lui apprend que la veille, la jeune fille a été ral/rapée par une infirmière au moment où elle quittait l'hôpital, et que comme elle était très agitée, on lui a donné des calmants. Il apprend aussi que Charcot demande à le voir de toute urgence. « Je frappai à la porte et pénétrai pour la dernière fois de ma vie dans le sanctuaire bien connu du Maître. Charcot était assis dans son fauteuil habituel près de la table, penché sur le microscope. Il redressa la tête et me lança un regard terrible, qui jetait des éclairs. Parlant très lentement, sa voix profonde tremblant de rage, il me dit que j'avais essayé d'attirer chez moi une pensionnaire de son hôpital, une jeune fille, une déséquilibrée, à moitié inconsciente de ses actes. De son propre aveu, elle était déjà venue une fois chez moi, et mon plan diabolique destiné à abuser d'elle la seconde fois n'avait échoué que par pur accident. C'était là un acte criminel, il devrait me remettre à la police, mais pour l'honneur de la profession comme par égard pour le ruban rouge que je portais à la boutonnière, il me laisserait quitter l'hôpital et souhaitait ne plus jamais avoir à poser les yeux sur moi. » Axel Munthe ajoule qu'ahuri par une accusalion aussi injuste, il demeura d'abord bouche bée, puis tenta de répondre et d'accuser à son tour: comment se faisail-il que cette jeune fille, parvenue en bonne santé à la Salpêlrière, ait été réduite en un tel élat? Mais Charcol, dit-il, refusa de l'entendre, et le fil raccompagner à la porte de l'hôpital.
Le livre de San Michele, Axel Munthe. Passage non repris dans la version française de l'oeuvre.



La question demeure. Y avait-il plusieurs Charcot? Ou un seul Charcot à la fois homme de science et bonimenteur? Ou la conjonction d'un homme de médias et d'une France en manque de saints laïques, déifiés de leur vivant. La célébrité ne sera-t-elle jamais que la conjonction d'un peu de réussite individuelle et d'une attente plus large prête à s'enflammer pour créer le succès.

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