23 juin 2008

Journal du dernier Nikon de campagne


Journal du dernier Nikon de campagne









Tout au fond du tiroir, je découvre le boîtier de mon vieil appareil photo Nikon, un Nikkormat acheté en 1973 pour mon internat au Gabon. (..) Je le prends. Il fonctionne toujours parfaitement, le mouvement résiduel de l'aiguille réagissant à la lumière me confirme l'extraordinaire longévité des piles et la faible consommation de la cellule photosensible. Pourquoi l'ai-je donc abandonné au fond de mon tiroir? Le manque de temps, l'érosion des passions, le changement d'habitudes ne suffisent pas à expliquer l'ingratitude des hommes envers leurs objets familiers. Deux facteurs me paraissent bien plus importants: la pression publicitaire et l'attrait des nouvelles technologies. Je suis parfois attiré par certains progrès techniques, cependant je me croyais à l'abri de la publicité. Voilà, sous mes yeux, la preuve du contraire. Je n'avais aucune raison d'abandonner cet appareil parfait. Tous les autres, achetés depuis, ont eu une durée de vie très courte et n'ont jamais fait de meilleures photos. Tous ont subi des pannes de batterie en raison de leurs nombreux moteurs, voyants et écrans inutiles. Tous présentaient un progrès de façade plus apte à attirer les voleurs que les photons. Pour faire des photos dans toutes conditions et à tous instants, je n'ai jamais possédé plus efficace que ce vieux Nikkormat. Ce sont probablement l'inefficacité et la complexité des nouveaux appareils qui m'ont conduit à abandonner progressivement la photographie pour laquelle j'avais un goût certain.

Voilà que ce vieux Nikkormat se met à m'interpeller, presque à m'inquiéter. Je ne suis donc pas différent de certains de mes patients qui, dans les années quatre-vingts, ont commencé à consulter régulièrement les spécialistes libéraux dont cette époque a vu le foisonnement. Ces confrères, dont la compétence technique n'est pas mise en cause, ont installé leurs machines à diagnostiquer, pleines de clignotants et de chromes, jusque dans nos campagnes. Les patients se mirent peut-être à laisser traîner mes ordonnances au fond de leur tiroir. C'est probablement pendant ces années-là que j'ai, moi aussi, délaissé mon appareil photo pourtant irréprochable. Avant cet abandon, j'étais généraliste rural. C'était merveilleux, j'avais parfois l'impression de pouvoir tout faire, c'était un peu grisant aussi, et possiblement dangereux, car on me donnait toujours carte blanche. (..) Je ne suis pas vraiment fier de cette médecine-là, ringarde et contestable, je l'aimais, c'est tout. Cette médecine globale avait l'empreinte du bon sens. Nous arrivions à résoudre, tant bien que mal, plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des problèmes quotidiens. Depuis les accouchements jusqu'à la ponction lombaire en passant par la traumatologie, les plâtres, la chirurgie dermatologique, les stérilets et infiltrations diverses, sans oublier, bien évidemment, la routine psychiatrique, sociale ou somatique. Les jours de liesse, le généraliste se sentait «poly-spécialiste ». Les jours sombres, il se sentait incompétent dans toutes les disciplines. Il se consolait alors en pensant que la «poly-incompétence» est parfois précieuse, car elle ose tout.

Lorsque les machines des spécialistes sont arrivées avec leurs servomécanismes, mon vieux Nikkormat est allé se réfugier au fond de ce tiroir, et moi, comme les autres généralistes, je me suis progressivement désengagé, devenant moins audacieux, plus contestable, plus fragile. Ce désengagement progressif des généralistes a contribué à la perte réelle de beaucoup de leurs pratiques, donc de leurs compétences. Les premières incompréhensions sont alors apparues entre deux mondes médicaux en rivalité. (..) Un fabuleux marché médical était pressenti qui interdisait désormais l'exercice en solitaire et disqualifiait l'artisan médical.
(..)
Hélas, la machine médicale, folle et anonyme s’emballe à la moindre inquiétude maternelle, sans que plus personne n'ait le courage ou l'autorité su ffisante pour l'arrêter. La médecine ne sait plus rassurer une mère. (..) Le grand gagnant est Je marché, parce que la méconnaissance de la « bonne santé », les décisions repoussées, la perte du bon sens et de la « clé» du corps génèrent d'incessants nouveaux actes diagnostiques et thérapeutiques, générateurs de profit. Le grand perdant est le vrai malade, baladé de cliniques en spécialistes, d'hôpitaux en scanners, de savants en charlatans. Il se sent de plus en plus seul, perdu dans le labyrinthe d'un système de soins dérégulé. Le plus heureux est J'hypocondriaque nomade, ravi de découvrir toutes les faces cachées de son corps et de susciter l'intérêt d'autant de techniciens et de savants.

L'objectif du vieux Nikkormat est braqué sur moi. J'y vois mon reflet de déserteur. J'ai honte. J'ai abandonné ma pratique rurale, alors que rien ne m'y obligeait, en dehors d'une lourde charge de travail de plus de soixante-dix heures par semaine. J'aurais dû choisir de mourir au combat, comme tous les généralistes de cette région l’ont fait avant les années soixante, et dont pas un seul n'est arrivé vivant à l'âge de la retraite. J'ai honte devant les rares patients qui auraient continué à me faire une totale confiance. J'ai honte enfin devant les derniers vrais généralistes ruraux. Il n'en reste peut-être plus qu'un. Ce n'est pas moi.

Lu dans :
PERINO LUC. La sagesse du médecin. L'oeil neuf editions 2004. 112 p. Extrait p 101.

Luc Perino est né en 1947. Médecin généraliste et tropicaliste, iI a pratiqué en Afrique, en France rurale et en Chine. II exerce aujourd'hui à Lyon où il codirige un centre de formation médicale continue. Sa réflexion nous permettra de baliser l'atelier "Quel avenir pour la médecine générale" et de confronter cette vision archétypique du métier de médecin généraliste à celle qui se dégage progressivement actuellement.

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